Les parents de Lionel Giraud sont restaurateurs, son père, Claude, avait deux étoiles au Guide Michelin ! Et pourtant, ce n’est pas par besoin de reconnaissance qu’il est entré en cuisine mais bien pour rejoindre un monde qui l’a parfois éloigné de ses parents.
Ses débuts à l’École Hôtelière de Saint-Chély-d’Apcher lui ont rapidement fait comprendre que la cuisine est un métier difficile qui nécessite de l’engagement. Après ses classes, direction la Capitale. En 1996, il intègre l’Hôtel Le Crillon et son restaurant “Les Ambassadeurs” aux côtés du Chef alors doublement étoilé Christian Constant. Cette escapade parisienne s’est ensuite poursuivie au Ritz et son restaurant deux étoiles “L’Espadon” aux côtés cette fois du Chef Guy Legay.


Ses premières expériences ont été instructives et enrichissantes mais le Sud, ses racines, son terroir, lui manque. Il arrive alors à Grasse, chez le Chef Jacques Chibois et son restaurant “La Bastide Saint-Antoine” en tant que demi-chef de partie.
Toujours mué par cette envie d’apprendre, il fait un détour dans un restaurant trois étoiles, chez Michel Guérard, aux côtés du Chef MOF Olivier Brulard pendant une année. Puis, retour en Provence à la “Cabro d’Or” avant de partir, en 2003, pour Bucarest à “La Villa” pour son premier poste de Chef. Une expérience marquante. Dans ce pays, il a découvert une humilité et une force de travail incroyables qu’il n’a jamais oubliées.
En avril 2004, il revient à Narbonne pour reprendre le f lambeau à La Table Saint-Crescent en tant que Chef à une période où le restaurant traverse une mauvaise passe. Une passation qui s’est déroulée jusqu’en 2008 où il de- vient officiellement Directeur du restaurant familial.
Ces quatre années, difficiles, ont été témoins de belles récompenses : l’acquisition de la première étoile en 2005 mais aussi la nomination “Grand de Demain” par le Gault & Millau en 2006. En 2020, le Guide Michelin lui octroie la seconde étoile alors que la Table Saint Crescent devient La Table Lionel Giraud.
TBRO : Vous avez vécu des expériences très diverses avec de nombreux Chefs renommés comme Christian Constant, Guy Legay ou Michel Guérard, dans des lieux prestigieux tels que Le Crillon, le Ritz ; est-ce là que vous avez imaginé ce que seraient un jour votre maison et votre cuisine ?
LG : J’ai appris le métier par compagnonnage, effectivement, mais je dirai que non ! C’était une autre époque, un autre management, et j’apprenais. La libération, c’est lorsque vous créez votre propre cuisine, pas celle des autres, quelle que soit la qualité des Chefs avec lesquels vous faites votre apprentissage.
On n’oublie pas ce que l’on a appris, mais on crée sa propre cuisine, son propre style, avec ses propres envies, on ne réitère pas la cuisine des autres. Et puis, c’était une autre époque, la cuisine évolue très vite, il faut sans cesse avancer et innover, c’est un travail très singulier. L’excellence est dans le mouvement ! Le concept que je propose aujourd’hui n’a rien à voir avec ce que l’on peut trouver ailleurs. Et après, on inspire les autres…
Une première étoile à 27 ans… comment fait-on pour garder la tête froide et les pieds sur terre ?
Très simplement, croyez-moi ! Rien n’est jamais acquis, et les clients sont les premiers à vous remettre en question en permanence ! Il faut organiser tout cela : trouver le modèle économique, former son personnel… C’est un travail de chef d’entreprise, plus de chef cuisinier !
Lorsque cette première étoile est arrivée, je venais de racheter l’établissement, avec une dette à gérer et des clients à reconquérir. Cela a représenté des années de travail sans salaire, sans vacances, des années dans le dur ! Cette étoile, elle a ajouté de la lumière sur la maison, elle nous a donné de l’énergie !
Comment avez-vous vécu l’obtention de votre seconde étoile en 2020, et comment avez-vous fait face à tout ce que cela implique ? D’ailleurs, qu’est-ce que cela a changé pour vous ?
Je n’ai jamais été chanceux en timing ! 2020, vous vous rappelez ? La COVID, le confinement, la guerre en quelque sorte !
Nous étions alors en plein travaux de rénovation du restaurant gastronomique et de la création de la Cave à Manger, à côté. On m’a appelé en me disant : viens à Paris, c’est important ! Effectivement, ça l’était ! Mais les équipes n’étaient pas là, tout était coupé pour les travaux, même le téléphone, alors je n’ai pas vraiment pu savourer ce moment et accueillir les clients.
On a pleinement rouvert en 2022 avec une carte très avant-gardiste : la maturation marine, le saucisson de la mer… on a pas mal déstabilisé nos clients à l’époque ! Aujourd’hui, nous avons de super retours, nous étions dans le vrai !
Après, une étoile, ou deux, c’est une aventure incroyable, ça vous remplit le restaurant pendant deux à trois ans, mais il ne faut pas s’endormir dessus. Les temps sont complexes : la clientèle internationale est moins là, les déjeuners d’affaires se raréfient … Un restaurant gastronomique, c’est une sacrée PME, avec 45 salariés, plusieurs millions d’euros de CA à gérer, mais à peine 1 à 2% de marge quand vous gérez bien, contre 8 à 10 % dans un fast food !



Dans vos deux établissements, La Table et La Cave à Manger, vous ne travaillez quasiment qu’avec des produits locaux. Si vous deviez choisir entre ne cuisiner que du végétal, que de la viande ou que du poisson (de la criée de Port-la-Nouvelle bien sûr), que choisiriez-vous ?
Il est vrai que le végétal a pris une grosse part aujourd’hui, mais je pense vraiment que l’on peut tout consommer de façon intelligente, modérée, avec une éthique de transformation et une politique volontariste de zéro déchet. Nos vies ont changé, on n’est pas obligé de manger de la viande deux fois par jour pour être en bonne santé. Et on peut prendre autant de plaisir avec une courgette qu’avec un morceau de bœuf !
Y a-t-il une idée folle ou une expérimentation culinaire que vous avez un jour abandonnée (et que vous regrettez peut-être encore) ?
Cela arrive souvent ! L’avantage, c’est que l’on peut toujours réessayer la saison d’après, lorsque reviennent les produits ! Ce qu’il faut surtout, lorsqu’on a envie de retravailler un produit différemment, c’est le faire progressivement, pour laisser aux clients le temps nécessaire pour appréhender la démarche, ne pas les perdre sur un goût, une innovation à laquelle ils ne seraient pas prêts.
Nous, nous effectuons des milliards de combinaisons, nos palais sont bien plus avancés que ceux des plus épicuriens de nos clients, il faut y aller step by step, comme je le dis souvent !
Y a-t-il un produit que vous refusez de travailler, par conviction ou par respect ?
Ma seule ligne rouge, pour employer une expression à la mode, c’est la saisonnalité et le respect du vivant. On ne propose pas de loup en période de reproduction, plus d’anguille car c’est une espèce en danger… On s’est habitué, avec la mondialisation, à avoir tout, tout le temps, mais ce n’est pas une bonne chose. Ce qui compte, c’est de respecter les saisons et de profiter des produits quand ils sont là.
Après le terrible incendie qui a meurtri les Corbières, à l’initiative du chef Gilles Goujon, les grands chefs de l’Aude unissent leurs forces pour soutenir les vignerons sinistrés le 25 novembre prochain. Vous faites partie de cette aventure, aux côtés de Gilles Goujon, de Franck Putelat, et d’autres. Pour vous, cette solidarité avec les vignerons est-elle importante ?
Au-delà des vignerons, c’est une marque de solidarité avec tous les paysans et producteurs de notre région. Vous savez, sans eux, on ne ferait pas grand-chose ! Et la solidarité, c’est au quotidien, s’approvisionner localement, au-delà de la qualité des produits et du bilan carbone, c’est aussi soutenir leur travail et leur vie dans la région. Et ce n’est pas de la communication ! Autant Gilles Goujon, Franck Putelat, que les autres, et moi- même, nous exerçons ce métier car nous aimons donner de nous-même aux autres. Cela coûte cher à nos entreprises : fermer une journée, mettre à disposition et mobiliser nos équipes…, mais c’est indispensable. Et si c’était moi qui étais touché un jour, j’apprécierais cette aide en retour.

Quel est le repas qui vous a bouleversé — sans que ce soit le vôtre ?
Certainement pas chez moi car, de toutes façons, je ne suis jamais assez satisfait ! Mais je garde un souvenir fort d’émotion gustative au Japon, chez le Chef Toru Okuda. Il est réputé au Japon pour sa maîtrise de la cuisine kaiseki, la haute cuisine impériale de Kyoto.
Cela désigne, dans la gastronomie japonaise, une forme traditionnelle de repas, composé de plusieurs petits plats servis conjointement. De mémoire, il devait y avoir trente préparations différentes. La simplicité visuelle, le respect des produits et son art de la transformation m’ont bouleversé.
Quelle est la question que l’on ne vous pose jamais, et que vous aimeriez que l’on vous pose ?
Très simplement : comment allez-vous ? Vous savez, nous sommes souvent sollicités, et nous donnons beaucoup ! Un peu d’attention est toujours agréable…
Pour terminer sur un clin d’œil, vous trouvez une lampe magique et, après l’avoir frottée, un génie apparaît. Vous avez la possibilité de dîner avec une personne de votre choix, vivante ou disparue, célèbre ou non, qui inviteriez-vous ?
Plusieurs noms me viennent… À titre professionnel, je réunirais autour de la table les quatre grands noms qui m’ont formé, comme 90% des cuisiniers : Paul Bocuse, Joël Robuchon, Michel Guérard et Alain Senderens. J’aurais tellement de questions à leur poser, maintenant que j’ai plus de recul et d’expérience. Et j’ajouterais à cette merveilleuse table, mes enfants ! J’aimerais tellement leur faire partager ce moment, et leur rappeler combien il est important d’apprendre des gens du passé pour construire son présent et préparer son avenir.
À titre privé, je partagerais ce dîner avec mon grand-père paternel, parti bien trop tôt, et qui avait encore tant à m’apprendre et à m’inculquer. Et pour finir, un dernier grand dîner avec des hommes politiques français des cinquante dernières années, pour qu’ils m’expliquent comment nous en sommes arrivés là !
LA TABLE LIONEL GIRAUD
Rond-point de la Liberté, 68, avenue Général Leclerc – NARBONNE
T. 04 68 41 37 37
https://maison.saintcrescent.com/
CAVE À VIN & À MANGER
Même adresse – T. 04 68 45 67 85
https://maison.saintcrescent.com/la-cave-a-manger/














