Domaine viticole : Les Corbières, un pays dans le pays

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Ces dernières années, j’ai eu la chance de découvrir à plusieurs reprises le vignoble des Corbières au fil des reportages. Un territoire unique, entre mer et montagne, suspendu entre la Méditerranée et les premiers contreforts des Pyrénées. À chaque visite, j’ai éprouvé le même vertige devant ce paysage à la fois rude et lumineux : un pays dans le pays, 9 000 hectares de vignes étendues sur des collines arides, des plateaux calcaires, des vallées rouges et des sols si variés qu’ils semblent résumer à eux seuls toute la géologie du Languedoc.

Une nature cinétique et des paysages spectaculaires offrent aux amateurs d’aventures un horizon d’inextinguibles explorations. Entre monts, plaines et plateaux, on serpente langoureusement jusqu’aux arpents de vignes nichés dans d’incroyables espaces, parfois redoutablement isolés.

Un territoire d’équilibre et de contrastes

C’est le plus grand vignoble du Languedoc et le quatrième de France en superficie et en volume. En 2023, 8 300 hectares ont produit environ 207 000 hectolitres de vin, dont 85 % de rouges, charnus et solaires, 12 % de rosés, lumineux et épicés, et 3 % de blancs, rares et singuliers. Plus de 1 075 hommes, répartis entre 244 caves particulières et 20 caves coopératives, y cultivent la vigne depuis des siècles. Un pays de vent et de pierre, de silence et de caractère, où le vin est d’abord une manière d’habiter la terre. L’AOC Corbières forme un carré d’une soixantaine de kilomètres de côté, à l’ouest du Languedoc. Toutes les formations géologiques y sont représentées : des granits de l’ère primaire jusqu’aux terrasses caillouteuses du quaternaire. Cet horizon spectaculaire confère une identité unique à ses vins et une beauté incomparable à ses paysages. Les terroirs, eux, se répondent comme des variations musicales. Les Terrasses de Lézignan, riches en galets roulés, abritent la Syrah et le Grenache noir, qui composent des rouges ronds et épicés. La Montagne d’Alaric, au sol calcaire et marneux, offre des vins frais et équilibrés. Le terroir de Lagrasse, adossé à son abbaye médiévale, donne des rouges veloutés et profonds. Durban, sauvage, entre schistes et garrigue, révèle la noblesse du Carignan noir. Et Port Mahon, tourné vers les étangs, exprime une subtile note saline, signature de son influence maritime. Ces cinq terroirs, aujourd’hui en démarche de reconnaissance comme Dénominations Géographiques Complémentaires, traduisent la richesse et la complexité d’un vignoble déjà salué par le cru Boutenac, devenu en 2024 une appellation à part entière.

Une vigne ancienne, enracinée dans l’histoire La vigne, ici, est une histoire millénaire. Introduite par les marchands grecs au IIe siècle avant J.-C., elle s’épanouit avec l’occupation romaine. Les vins de la Narbonnaise étaient alors si prisés que l’empereur en limita la production pour protéger les vignerons italiens.

Plus tard, les moines bénédictins et cisterciens – à Lagrasse, à Fontfroide – restaurèrent les vignes délaissées, offrant aux Corbières leurs premiers grands vins. Au fil des siècles, ce pays a connu la prospérité, les guerres et les renaissances. En 1908, les vignerons se regroupent en syndicat de défense ; en 1923, l’aire de production est délimitée ; et en 1985, les Corbières accèdent enfin au statut d’AOC. Vingt ans plus tard, en 2005, naît l’AOC Corbières- Boutenac, première appellation communale du territoire. Aujourd’hui, le syndicat poursuit ce travail de valorisation, soutenu par l’INAO, afin de reconnaître cinq nouvelles entités géographiques au sein de cette appellation qui reste la première du Languedoc et la quatrième de France par sa superficie et son volume.

Des cépages méditerranéens emblématiques

Dans ce vignoble méridional, le Carignan noir – ou carignano en occitan – demeure le roi. Planté depuis près de deux siècles, il s’épanouit sur ces coteaux arides où il donne des vins concentrés, élégants, d’une rare profondeur. Longtemps délaissé, il revient aujourd’hui en grâce, parfaitement adapté aux défis climatiques : rustique, fidèle, solaire. À ses côtés, la Syrah apporte ses notes florales et poivrées ; le Grenache noir et le Mourvèdre, leur tempérament sudiste et leur ampleur. Mais les Corbières, c’est aussi le pays des rosés, issus de Carignan, Cinsault, Syrah ou Grenache gris, dont la fraîcheur et la tension les distinguent du reste du Languedoc. Et des blancs d’exception, discrets mais magnifiques, issus de Grenache blanc, de Marsanne, de Roussanne, de Vermentino ou du rare Bourboulenc. Des vins secs, amples et gras, à faible rendement, qui traduisent toute la typicité de ces sols pierreux et lumineux.

Une vigne tournée vers l’avenir

Ici, la nature n’accorde rien sans effort. Mais les vignerons ont choisi de composer avec elle plutôt que de la contraindre. 1 900 hectares en bio, 700 en conversion, 360 en biodynamie : les Corbières s’imposent comme un laboratoire de viticulture durable, où plus de 75 % du vignoble s’inscrivent déjà dans une démarche écoresponsable. Trente-neuf exploitations et caves, représentant 2 600 hectares, sont aujourd’hui certifiées HVE (Haute Valeur Environnementale). Les moutons paissent entre les rangs, les haies protègent la faune, les sols s’enherbent pour retenir l’eau. L’agroforesterie refait son apparition : les arbres reviennent dans les vignes pour limiter l’érosion et restaurer les équilibres naturels. Un pacte silencieux unit la main de l’homme à la respiration du sol.

Mais la sécheresse, depuis quatre ans, menace cet équilibre. Les précipitations ont chuté d’un tiers, ne dépassant plus 40 mm entre juin et septembre, soit trois fois moins que la moyenne. Les rendements s’effondrent, les arrachages se multiplient : plus de 5 000 hectares ont été supprimés dans le département. L’eau est devenue unfacteur limitant. Sans elle, les vignes ne peuvent plus jouer leur rôle de coupe-feu, ni entretenir le paysage.

5 août : le jour où le vent a changé de visage

Le 5 août dernier, ce vent, compagnon des vignerons, est devenu ennemi. Attisées par la sécheresse, les flammes parties de Ribaute ont ravagé 16 000 hectares, dont 1 000 de vignes. Des domaines entiers ont disparu. Dans cette Aude profondément viticole, la vigne a payé un lourd tribut. La préfecture de l’Aude a ouvert un fonds d’urgence de 7 millions d’euros pour soutenir les exploitations, tandis que l’État promettait de mobiliser le Fonds Méditerranée et le Fonds hydraulique pour reconstruire et sécuriser l’avenir. Le 23 octobre, une délégation – menée par Xavier de Volontat, maire de Saint-Laurent- de-la-Cabrerisse, et Baptiste Cabal, président du Cellier des Demoiselles – a été reçue à l’Élysée, accompagnée des représentants de la filière : Ludovic Roux, Jean-Marie Fabre, Damien Onoré, Marc Vera. Tous ont pu exprimer la détresse d’un territoire sinistré mais aussi son désir de renaissance. Certaines parcelles, restées debout, porteront peut-être cette année un léger goût de fumée, trace du désastre, mais jamais celle du renoncement.

Sur la route de Fontjoncouse

Aujourd’hui, je reprends la route des Corbières. Je descends vers Fontjoncouse, minuscule village accroché à la pierre, où m’attend Gilles Goujon, le chef triplement étoilé de l’Auberge du Vieux Puits. Il m’a donné rendez-vous pour parler du dîner qu’il organise le 25 novembre au château de Boutenac : un repas caritatif pour soutenir les vignerons sinistrés, qu’il achoisi d’appeler Renaissance. “C’est un geste”, dit-il simplement. Parce qu’il est comme ça. Autour de la table, cinq grands chefs audois : Jean-Marc Boyer, Franck Putelat, Lionel Giraud, Erwan Houssin. Tous unis pour la même cause, dans ce lieu symbolique qu’est Boutenac, cœur battant du cru. Nous montons ensemble sur les hauteurs du village, là où autrefois s’étendaient des forêts de pins et de cèdres. Aujourd’hui, il n’y a plus que la désolation : des troncs brûlés, dressés comme des silhouettes fantômes, des pierres noircies, des cendres légères que le vent emporte. Le silence est total. Je marche lentement dans ce cimetière d’arbres. Et soudain, mon regard s’arrête sur une minuscule tache verte : une pousse, fine, fragile, obstinée, qui fend la terre brûlée. Dans cette petite tige, il y a tout : le courage, la force, une promesse de vie. Simple, silencieuse, mais là.