Patrimoine : Quand la tradition rencontre l’innovation

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Le suquet revisité à Canet-en-Roussillon 

La cuisine possède cette magie intemporelle qui permet aux âmes de se rencontrer, aux savoirs de se transmettre et aux saveurs de voyager à travers les âges. À Canet, dans la cuisine du restaurant Can Marcel, un moment unique s’est joué sous les yeux de quelques privilégiés. Gilbert Gris, chef emblématique du Don Quichotte, aujourd’hui à la retraite mais toujours animé par la flamme culinaire, a retrouvé les fourneaux aux côtés de Christophe Perrin. Leur mission ? Revisiter le suquet, ce plat ancestral de la cuisine catalane, en préservant son âme tout en le transposant dans une assiette contemporaine.

GILBERT GRIS, UN PASSEUR DE MÉMOIRE

Avant d’être une figure incontournable de la gastronomie catalane, Gilbert Gris a eu un parcours exceptionnel. Formé à l’École Ferrandi dans les années 1960, il a côtoyé les plus grands et servi des personnalités illustres, de Charles de Gaulle aux passagers des mythiques wagonslits du Train Bleu. Mais c’est à Canet, au Don Quichotte, qu’il a ancré son héritage. Pendant 30 ans, il y a cuisiné les produits du marché, porté la tradition culinaire locale et obtenu des distinctions gastronomiques, dont une reconnaissance dans le guide Michelin. Aujourd’hui, bien qu’officiellement à la retraite, le chef se plonge désormais dans un projet d’envergure : les mille ans d’histoire de la cuisine perpignanaise. À travers des recherches dans les archives locales, il entend redécouvrir et documenter l’évolution de la gastronomie de la région, de ses ingrédients oubliés aux techniques ancestrales. Un travail qui servira non seulement à enrichir le patrimoine local, mais aussi à inspirer une nouvelle génération de chefs soucieux de perpétuer cet héritage.

SUQUET : LE PLAT DES PÊCHEURS, MÉMOIRE CULINAIRE CATALANE

Le suquet de peix, ce ragoût de poisson emblématique des côtes catalanes, doit son nom au mot “suquet”, diminutif de “suc”, qui signifie “jus”. Tout est là : un bouillon riche, une essence de la mer et de la terre concentrée dans une marmite où mijotent les saveurs. À l’origine, ce plat était celui des pêcheurs, un ragoût simple composé des poissons moins prisés de la pêche du jour, agrémenté des produits du bord de mer. La recette traditionnelle débute par un sofregit, cette base culinaire catalane faite d’oignons, d’ail et de tomates longuement confits dans de l’huile d’olive. Puis viennent les pommes de terre, coupées en rondelles, et le poisson – lotte, rascasse, ou tout autre poisson de roche selon la saison. Le tout est mouillé avec un fumet, relevé de safran, et cuit lentement jusqu’à ce que les saveurs fusionnent. Et enfin, l’élément clé : la picada. Cette mixture d’amandes grillées, d’ail et parfois d’un soupçon de chocolat amer, pilée à la perfection, vient lier et enrichir la sauce. Traditionnellement, la cuisson du suquet se fait dans un grand récipient en terre cuite, posé sur un feu de bois. Cette méthode permet une diffusion lente et homogène de la chaleur, conférant au bouillon toute sa profondeur. “Les pêcheurs allumaient un feu sur la plage, posaient leur marmite et laissaient mijoter doucement le suquet en attendant le repas”, raconte Gilbert Gris. Aujourd’hui, faute de feu de bois, on adapte : un trépied au gaz fait l’affaire, mais l’âme du plat reste la même, à condition de respecter le temps de cuisson lente, qui laisse aux ingrédients le loisir de révéler toute leur saveur.

ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ : LA PATTE DE CHRISTOPHE PERRIN

Si Gilbert Gris préserve l’authenticité du suquet, Christophe Perrin, lui, l’adapte aux palais contemporains. “Je garde la même base, mais je joue sur la présentation et les textures.” Exit la cuisson rustique en grande marmite, place aux portions individuelles servies en petites cassolettes, avec des pommes de terre précuites et une finition douce au four. “La picada, je l’intègre directement dans la sauce, elle devient une caresse plus qu’une attaque en bouche”, confie le chef avec un sourire complice. Cette évolution ne trahit pas l’ADN du suquet, elle le sublime. Car la cuisine, loin d’être figée, évolue avec son époque. “Il faut s’adapter”, rappelle Christophe Perrin. “Autrefois, les gens mangeaient du foie de lotte, des rognons, des abats. Aujourd’hui, ils veulent des plats plus légers, plus épurés.” Gilbert Gris acquiesce, non sans une pointe de nostalgie pour ce temps où le poisson se mangeait en fonction des saisons et non des envies dictées par la mondialisation.

CANET, BASTION D’UN PATRIMOINE CULINAIRE VIVANT

Au-delà de la rencontre entre deux générations de chefs, c’est tout un territoire qui se raconte à travers ce suquet revisité. Car Canet n’est pas qu’une station balnéaire, c’est une terre de gastronomie, où la cuisine catalane s’épanouit entre mer et montagne. L’inscription de la cuisine de Canet au patrimoine immatériel de l’UNESCO, prévue pour le 24 mars, vient couronner un travail de préservation et de mise en valeur de traditions ancestrales. Les chefs d’ici, qu’ils soient en activité ou en retraite, ne cessent de défendre ce terroir, à l’image de Gilbert Gris qui s’implique dans les recherches sur les mille ans d’histoire de la cuisine perpignanaise.

UN HÉRITAGE CULINAIRE EN MOUVEMENT

Loin d’être un musée de saveurs, la cuisine catalane continue de se réinventer. Moins de sucre, plus de cuissons courtes, un retour aux goûts essentiels. Les nouvelles générations reviennent aux bases, sans artifice, comme l’ont prouvé Christophe Perrin et Gilbert Gris en réalisant ensemble ce suquet, alliance parfaite du passé et du présent. Et si l’avenir de la cuisine catalane résidait dans cet équilibre subtil entre transmission et création ? Une chose est sûre : à Canet, le suquet ne sera jamais un plat du passé.